Marion suivit avec dédain la courbe des lèvres de son interlocuteur quand il se fendit d’un sourire satisfait. Il ravala avec empressement l’envie de lui carrer son poing dans la gueule et, à son tour, grimaça un rictus commercial.
« 'plaisir de faire affaire avec vous ! »
L’homme renifla fort, comme pour se saouler de l’odeur de victoire dans laquelle il devait penser baigner. Il plia avec un soin tout particulier la maigre liasse de billets représentant plus d’un millier de dollars et la glissa dans la poche intérieure de sa veste à défaut de la caler directement dans son caleçon, bien au chaud sous les valseuses - son cerveau atrophié devait lui intimer de conserver un rien de la décence qui lui faisait déjà cruellement défaut. Dans un élan suicidaire, son égo ne l’étouffant pas, il tendit une pogne poisseuse au squelette qui se contenta de lever les yeux vers lui. Marion clappa sa langue fendue contre son palais, se lova plus confortablement dans son fauteuil et pinça sa cancéreuse entre ses lippes pour inspirer une longue bouffée supposée calmer son humeur massacrante. D’un signe du menton, il proposa à son invité de foutre le camp. Vite. Avant que l’envie de lui faire regretter d’avoir franchi le seuil du Naughty H pour lui réclamer de la thune ne se fasse ressentir. Le type avait un certain culot, c’était indéniable, et une paire de couilles suffisamment grosse pour lui faire oublier son instinct de survie. Venir frapper à la porte d’un homme pour lui demander d’éponger la dette d’un membre de sa famille, c’était une chose ; souffler dans les bronches d’un proxénète pour lui demander de rembourser le pactole avec lequel sa sœur s’était tirée, c’en était une autre.
La porte claqua quand l’importun s’en fut. Marion se pinça l’arête du nez, joua un instant avec les piercings qui la crevait et se leva finalement. Il écrasa le cul de sa cigarette dans un cendrier débordant déjà de cadavres de Gitanes, attrapa son cuir éreinté par les années et sortit de l’antre qui lui servait de bureau en grinçant des dents. Ses lippes tatouées ne tardèrent pas à accueillir une nouvelle sans filtre comme il dévalait l’escalier pour retourner au niveau principal du club. Maussade, il attrapa un homme de main, un deuxième, un dernier qui manqua s’étouffer sur sa pinte de bière lorsqu’on l’interpella, et leur maugréa quelque ordre de revanche : récupérer son dû, redécorer le bar façon Tsar Bomba, faire passer l’envie au type de rejouer les créanciers. On s’activa en une fraction de seconde, les esprits comprenant immédiatement que le maître des lieux n’était pas d’humeur à attendre. La patience était une vertu inconnue au mort-vivant ; à bientôt quarante ans, il ne voyait plus l’utilité de l’acquérir. Les affaires tournaient de toute manière sans qu’il ait besoin de revoir son comportement, Gene compensant ses travers.
En un tour de bras, l’homme s’enfila un verre de rhum et son éternel blouson noir, attrapa son téléphone et composa un numéro qu’il connaissait sur le bout des doigts. Sans surprise, la tentative de communication se solda en échec, ajoutant davantage à son aigreur du soir.
Il lui fallut une demi-douzaine de coups de fil, quatre courses aux extrêmes de la ville et trois longues heures pour qu’enfin on lui fournisse l’adresse où devait se finir sa quête. La petite peste qui lui servait de cadette avait un don hors du commun pour s’évaporer dans la nature, disparaître de la surface de cette foutue planète sans laisser de traces. Elle était si petite et si frêle qu’elle était d’une simplicité déconcertante à cacher. La Puce aurait pu se dissimuler derrière un rayon de soleil. Mais par chance, l’astre du jour se faisait rare ces dernières semaines à Seattle. Le ciel se contentait de leur pisser à la gueule depuis quelques temps.
Les balais d’essuie-glace battaient un rythme endiablé quand la Mustang s’immobilisa devant un immeuble décrépi des quartiers sud. C’en avait bien valu la peine, de griller de l’essence d’un bout à l’autre de la ville pour revenir à son point de départ. Marion claqua la portière de sa tire avec une violence qui trahissait son énervement, lui qui d’ordinaire se montrait si doux avec une voiture qu’il avait mis des années à retaper. Il avisa les étages du bâtiment avant de s’y engouffrer, tenta de se remémorer à quel palier il lui faudrait s’arrêter et gravit les marches quatre à quatre, trempé comme un chien, son cuir dégoulinant.
La porte manqua se briser en deux tant il y tambourina. De l’autre côté, un bruit de pas pressé suivi de chuchotements peu discrets lui laissèrent entendre qu’il approchait considérablement le Graal. Le chauve fit un pas en arrière en attendant qu’on vienne lui ouvrir, sa patience inexistante mise à rude épreuve. Il résolut d’allumer un nouveau clou de cercueil durant les trois secondes qu’il fallut à une petite blonde aux orbes noirs pour entrouvrir le vantail. Elle passa le nez par l'entrebâillement et leva ses jolis yeux au ciel en reconnaissant le cauchemar ambulant qui se trouvait dans son couloir.
« Qu’est-ce que tu veux ? - Putain t’as déjà été plus accueillante que ça. - J’ai pas de temps à t’accorder, rétorqua la jeune femme, je dois me préparer. - Oh, pardon, tu sors ? T’en fais pas, va ! Il me faudra pas plus de cinq secondes pour la récupérer, maugréa-t-il sur sa cigarette. - Elle est pas là. »
La blondasse croisa les bras sous sa poitrine, visiblement résolue à ne pas le laisser entrer. Marion lui souffla une épaisse colonne de fumée au visage en crachant :
« Je suis pas d’humeur à ce qu’on me broie les couilles. »
Il repoussa brusquement le panneau de bois, manquant l’écraser dans le nez de la gamine qui le retint de justesse, et entra en trombe comme la tornade qu’il était. Ses pas lourds et pressés le menèrent en moins d’une seconde jusqu’au cœur de l’habitation, un salon à peine plus grand qu’une boîte de conserve où tenaient difficilement un canapé usé, une télévision disproportionnée et une petite cuisine qui n’avait visiblement pas vu de ravalement de façade depuis une quarantaine d’années. Marion fit un rapide tour d’horizon ; ses orbes mauvais accrochèrent la porte de la chambre à coucher qu’il ouvrit à la volée.
Son cœur rouillé faillit lui remonter dans la gorge et l’asphyxier quand il découvrit le visage émacié de Charles. Elle n’avait jamais été bien épaisse, mais la maigreur semblait creuser ses traits plus qu’à leur dernière rencontre.
Le proxénète tapota sa sans-filtre pour faire tomber les cendres qui s’étaient accumulées à son extrémité sans se soucier de la moquette au sol. Il la dégueulassait déjà de ses grolles trempées, un peu plus un peu moins ...
« Puce, souffla-t-il avec un contrôle qu’il ne se connaissait qu’avec elle. »
S’adressant à la blonde qu’il sentait à un mètre à peine de lui, son souffle lui caressant presque la nuque, il aboya plus qu’il réclama un peu d’intimité.
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Mar 3 Nov - 0:45
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Mar 10 Nov - 13:44
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Leur hôte, suffisamment intelligente pour savoir qu’il ne valait mieux pas se tenir à proximité de l’orage qui grondait, se retira dans un soupir rempli d’injures auxquelles l’homme ne prêta guère attention. Il était bien trop habitué à ce qu’on le congratule de tous les noms d’oiseaux possibles et imaginables pour s’offusquer de ces quelques insultes, et Hailey lui en avait déjà servi d’autres.
La Puce s’anima lorsque son amie fut à bonne distance. Elle attrapa un coussin qu’elle tordit entre ses bras maigrelets et, comme un chiot qui apprenait à aboyer, couina :
« Qu’est-ce que tu fous là ? »
Les yeux glauques de Marion se fichèrent dans ceux de sa sœur. Il avait tendance à oublier comme elle ressemblait à leur génitrice. L’évidence lui sauta à la gueule à cet instant précis, réveillant une rancœur qui n’était pas destinée à la gamine. Elle était jolie, la Puce, comme avait pu l’être Holly avant que la drogue, les coups et le karma ne s’attaquent à la douceur de ses traits. Lui n’avait pas eu cette chance. Le trentenaire n’avait jamais été particulièrement beau, plus jeune. Plutôt quelconque, en réalité, il avait dû hériter tout ce qu’il y avait de plus laid dans le visage de leur mère, lui offrant la caractéristique toute particulière d’être son portrait craché, l’harmonie et l’esthétisme en moins. Dieu seul savait à quel point il avait détesté le reflet que lui crachait le miroir chaque fois qu’il se regardait dedans avant que l’encre ne ronge l’intégralité de sa peau. Avant qu’il ne dépense une fortune pour se défaire des traits maternels. Il s’était empressé de les faire recouvrir, à défaut de pouvoir les arracher, et pouvait se targuer aujourd’hui de ne ressembler à rien d’autre que lui : un monstre. Une œuvre d’art mouvante, suffisamment bien exécutée pour être belle, encore assez terrible pour être repoussante.
« Oh pardon, je devrais plutôt dire: Qu’est-ce que j’ai encore fait pour que tu daignes te déplacer pour venir me voir ? »
Le masque de Camarde du tatoué se fendit d’un rictus désagréable. Il inspira une longue bouffée de Gitane, ravalant le besoin pressant qui lui chatouillait les entrailles de la défenestrer pour ne pas avoir à la traîner de force dans l’escalier jusqu’à sa voiture.
« Ça me fait plaisir de te voir également. Stew va bien, le chien aussi, merci de t’en inquiéter. »
Il ne se rappelait pas la dernière fois qu’il lui avait parlé. Ou plutôt, il se souvenait parfaitement de leur conversation, mais était incapable de la replacer chronologiquement. Elle lui avait manqué, si bien qu’une semaine sans voir son minois pouvait sembler une éternité. Et des éternités, Marion en avait subi un paquet ces dernières années. La Puce avait passé tant de temps à grandir sans lui … Il n’avait pas vu le jour où elle avait arrêté d’être son bébé pour devenir une petite conne effrontée qu’il n’avait pas le droit de gifler pour lui remettre les idées en place. L’envie le démangeait pourtant ; les fourmis se faisaient plus nombreuses que jamais au creux de sa paume.
« J’ai rencontré ton patron aujourd’hui, lança-t-il pour se distraire. Un type charmant, vraiment … Il m’a sympathiquement proposé de me soulager d’un bon millier de ronds. »
Une seconde passa, le temps de laisser le loisir à Charles de comprendre tout ce que cette annonce impliquait. La colère qui grondait et qui transparaissait dans ses mots n’était rien face à la déception qu’il ressentait. Cette fichue déception d’avoir toujours et encore à ramasser les pots cassés pour une enfant incapable de grandir, incapable de se comporter décemment. En adulte. Elle réclamait pourtant qu’on la respecte, qu’on la traite comme la grande personne qu’elle disait être. La Puce se voulait responsable quand elle n’était pas même capable de garder un emploi et un toit sur sa tête.
Il claqua sèchement, de sa voix rauque éternellement imbibée de tabac et d’alcool :
« La prochaine fois que tu tires de l’argent à quelqu’un, fais en sorte que ça soit à une blonde bien foutue, histoire que je puisse au moins prendre mon pied quand je me fais baiser par ta faute. Marion désigna le coussin : lâche ça et ramasse tes affaires. On y va. »
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Dim 6 Déc - 19:00
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Lun 7 Déc - 11:42
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Marion passa sa langue fendue sur ses lèvres avant d’y loger sa cigarette. Maussade, sa mâchoire crispée trahissait l’amertume qui pulsait dans ses veines. Il avait fréquemment l’air en rogne, ces derniers temps ; le voir serrer les dents n’avait donc rien d’inhabituel, surtout lorsqu’on lui faisait cracher l’argent durement gagné par ses filles. Le sang-froid dont il faisait preuve et la hargne qu’il mettait à se contrôler pour ne pas démolir le petit bout d’être devant ses prunelles, en revanche, étaient bien plus rares. Il ne les réservait qu’à sa demi-sœur. Tout autre radasse - ou couillon muni d’un service trois pièces, il ne faisait pas de distinction dans ses moments de rage - aurait déjà fait les frais de son humeur : un crâne fracassé à coups de poings, un corps jeté dans l’un des lacs ou ruisseaux qui crevaient le sol de Seattle, un appartement saccagé pour apprendre à la blondasse qui se serait permis de la recueillir qu’on ne refusait pas l’entrée à un homme comme lui. La Puce n’avait de chance que celle d’être chère à son cœur, puisque le nom de famille qui les rattachaient l’un à l’autre n’avait aucune importance à ses yeux. Il avait démoli Holly sans le moindre remord, il aurait pu la briser également.
Contre toute attente, alors même qu’il s’attendait à entendre sa cadette brailler, piailler qu’il n’était qu’un connard dont elle n’avait pas besoin, qu’elle était assez grande pour se débrouiller seule et n’avait pas de comptes à lui rendre, Charlie s’exécuta. Ses grands yeux mouillés se baissèrent comme ceux d’un chien qu’on réprimandait, et elle se leva. Plus silencieuse qu’elle ne l’avait jamais été, elle rassembla ses affaires, passa son sac sur ses épaules trop frêles et quitta la chambre sans autre forme de procès en lui emboîtant le pas. Hailey s’agita quelque peu, lança un regard assassin à Marion quand il écrasa son mégot sur un bras de canapé au passage, et un autre, inquiet, à sa petite ombre. Cette dernière ne pipa mot, se contentant d’un vague signe de la main pour s’excuser de son départ et peut-être même d’exister, d’avoir dérangé le calme qui régnait dans l’appartement en y apportant une tempête. Le tatoué estimait pourtant qu’il avait su faire preuve de calme et de diplomatie, un comportement pour le moins encouragé par la docilité de la Puce.
Ils n’étaient pas encore sortis de la résidence qu’une voix hésitante s’élevait derrière lui. Le proxénète pivota sur ses talons et fit deux pas pour réduire les quelques mètres qui les séparaient.
« Je suis désolée Marion… Je pensais pas qu’il viendrait te voir, je savais même pas qu’il savait que tu étais mon frère. Je comptais le rembourser en plus. »
Un soupir mauvais souleva ses épaules. Avec quoi comptait-elle rembourser son ancien patron ? L’argent qu’il avait déposé durant des années sur un compte bancaire à son nom et qu’elle s’était empressé de laisser à son précédent petit ami ? Marion doutait que le type soit enclin à prendre les larmes comme moyen de paiement, et il ne voulait pas imaginer qu’elle fût assez désespérée pour se servir de son cul pour éponger ses dettes. Ou plutôt, il espérait que ce réflexe de survie n’était pas héréditaire.
« Je vais te redonner l’argent. »
La gamine fouilla nerveusement une petite trousse qui devait renfermer le peu d’économies qui lui restaient. Elle tendit, déconfite, une poignée de dollars, à peine de quoi vivre quelques jours dans cette ville de merde.
« Je te donnerai le reste plus tard, ça te va ? Je devrais avoir la paie de l’école dans pas longtemps et je fais du babysitting dans trois jours, ça pourrait déjà rembourser une partie de ma dette. »
La Puce releva deux billes encore humides vers son frère. Il lui arracha la petite liasse des doigts alors qu’elle s’excusait à nouveau et enfouit le maigre pactole dans son cuir, soustrayant mentalement la somme à celle qu’il avait dû débourser pour se débarrasser du créancier. Le squelette lui agrippa l’épaule pour la pousser vers l’avant, la sortie, la pluie qui battait toujours et encore le pavé. Il la conduisit rapidement vers la voiture, ses griffes plantées dans ses os, ouvrit la portière passager, la jeta à la place du mort et contourna le nez de la Boss pour s’enfoncer à son tour dans l’habitacle.
« De quelle école tu parles ? »
Son ton sec frappa sourdement les vitres. Il passa une main sur son crâne pour le débarrasser des gouttes qui y perlaient, fouilla ses poches à la recherche de la clé, enfonça le précieux sésame dans le contact mais s’interrompit avant de réanimer le moteur. Le mort-vivant fixa le vague un instant, le pare-brise martelé de trombes d’eau, une pensée crasse filant entre ses deux oreilles. Les narines dilatées, la mâchoire proche de se briser tant il serrait les crocs, il ordonna :
« Relève tes manches. »
Et comme elle ne s’exécutait pas assez rapidement, il lui saisit le poignet, le tordit dans sa direction et attrapa le tissu qui recouvrait sa peau diaphane pour le faire glisser au-delà du coude. Le regard inquisiteur de Marion remonta chaque veine qui crevait l’épiderme, cherchant le signe quelconque de l’endroit où pouvait bien passer l’argent de sa sœur. Il ne trouva pourtant pas de trou. Pas de bleu. Pas de petit vaisseau éclaté sous la pression d’une seringue, aussi la relâcha-t-il avec autant de violence qu'il l'avait attrapée. Il planta un regard teinté de pitié et de dégoût dans ses prunelles si claires.
« Tu fais quoi de ta thune ? Tu te refais la cloison nasale ? Oxy ? Fentanyl ? Putain t’es tellement maigre qu’on a l’impression que tu vas tomber en morceaux. »
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Lun 7 Déc - 21:15
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Mar 8 Déc - 10:09
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Se nourrissait-elle seulement ? D’autre chose que de speed ? Marion connaissait par cœur les effets de cette drogue sur le corps d’une femme. Il en gavait certaines de ses danseuses lorsqu’elles étaient trop éreintées par le travail ou qu’il les jugeait trop grasses pour pouvoir se déhancher correctement sur les cuisses des clients. Si certaines radasses portaient à merveille les kilos en trop, la plupart de ses filles se vendaient mieux quand elles avaient la taille fine mais les fesses pleines, un savant mélange qui s’obtenait en leur coupant la faim et en usant leur cul à coups de reins. Les amphétamines les rongeaient rapidement, creusant la taille, révélant les côtes, ne laissant parfois qu’un peu de chair sur les os. Il n’aurait pas été étonné que la gosse enfoncée dans le siège à ses côtés lui révèle s’en coller plusieurs grammes dans les narines chaque jour tant elle paraissait maigre. Bien plus que la dernière fois qu’il l’avait vue.
La Puce parut excédée, soit qu’il avait mis le doigt sur une vérité qu’elle peinait à s’avouer, soit qu’il venait d’ébranler violemment le peu d’égo et de dignité qu’elle s’autorisait encore. De lourdes larmes roulèrent sur ses joues, creusant des sillons sur sa peau si pâle, comprimant le palpitant essoufflé de rage du trentenaire.
« J’y crois pas… Tu me prends pour une droguée ?! »
Le squelette se désaxa pour mieux se tourner vers elle. Une épaule enfoncée dans son siège, il considéra d’un œil noir le minois tordu de chagrin, de colère et de déception de la petite. Les nombreuses taches de rousseur qui le constellaient avaient une inflexion triste, et il remarqua douloureusement qu’il y avait bien longtemps qu’il ne l’avait vue sourire ou entendue rire aux éclats.
« Je suis PAS une droguée Marion ! Et j’ai toujours été maigre, c’est mon corps qui est habitué comme ça. Mais… T’as jamais remarqué ? Ah non, excuse moi, t’étais trop occupé à vouloir tuer mon père ou tabasser notre mère. »
Les tympans du proxénète vrillèrent brutalement. Il n’avait pas de mère et n’en avait jamais eue. Le cadavre qu’ils avaient mis en bière un an plus tôt était celui de sa génitrice, tout au plus. Une chienne, camée jusqu’à l’os. Une gamine stupide qui s’était fait engrosser, n’avait pas voulu du rejeton, mais avait bien dû s’en accommoder. Et quelle accommodation ! Dieu seul savait comment Marion avait tenu, comment il avait survécu sans une bribe d’intérêt ou d’amour maternel. Il lui devait d’être né, mais rien d’autre. Pas même le respect. Là résidait la principale différence entre sa demi-sœur et lui : Charles s’accrochait toujours et encore à la croyance idiote qu’elle était redevable à Holly pour l’avoir mise au monde, quand elle aurait dû la haïr du plus profond de son être. La Puce n’était qu’un accident de plus entre deux prises d’héroïne.
« Désolée Marion si je suis pas nette, si je suis pas comme tu voudrais que je sois mais va falloir t’y faire. Oh, j’y pense, désolée j’ai menti, attend. »
Il battit des paupières quand la petite lui lança un pochon presque vide. Il n’était pas sûr de pouvoir récupérer un malheureux gramme d’herbe s’il raclait les bords, et pourtant l’odeur douce d’agrumes emplit l’habitacle de la voiture.
« Je suis obligée de fumer ça pour éviter de me rappeler tous les soirs que TU m’as abandonnée et que c’est pour ça que ça tourne pas rond chez moi. »
Un sifflement méprisant passa entre les dents du tatoué. Il fouilla le vide-poche entre leurs sièges pour récupérer le paquet de sans-filtres qui traînait là et s’en cala une au bord des lèvres. Le crissement caractéristique de son zippo se fit entendre quand il alluma son clou de cercueil.
Elle n’avait pas idée du poids de ses mots, moins encore de l’amertume qui lui creva le cœur à les entendre crachés de la sorte. La Puce n’était encore qu’une enfant quand on lui avait retiré toute chance de pouvoir en récupérer la garde. Qu’un petit bout de rien qu’il aimait plus que tout, auquel il aurait voulu donner une vie. Mais le Juge, Holly et son connard de dealeur s’étaient acharnés à l’éloigner d’elle à grands coups d’ordonnance restrictive. Ils n’en seraient pas là aujourd’hui si ce foutu papier ne s’était pas tenu entre eux. Tout aurait été différent si Marion s’était contenté de planter une balle entre les deux yeux du père de Charlie, ce soir-là. Jamais cette pourriture et la pouffiasse qu’il ramonait n’auraient pu appeler les flics s’il les avait crevés tous les deux. Jamais cette salope de la protection de l’enfance n’aurait arraché la gamine à ses bras. Jamais la prison ne l’aurait empêché de voir les yeux verts de son bébé. Il se serait sans doute comporté différemment s’il avait été son tuteur légal. Il aurait peut-être pu éviter son second séjour en cabane. Elle aurait pu grandir à ses côtés. Il aurait pu assister à ses spectacles de danse, ses concerts, ses compétitions d’équitation ou ses concours d’éloquence. Il aurait effrayé son premier petit ami et le dernier. Il aurait été là à sa remise de diplôme et l’aurait déposée pour son premier jour d’université. Elle n’aurait jamais manqué de rien, surtout pas de tout l’amour qu’il lui portait. Comme leur vie aurait été différente s’il s’était sali les mains. Si.
Marion n’avait jamais tant regretté d’avoir épargné quelqu’un.
« Tu recevras les sous dès que je les aurais, larmoya-t-elle finalement. »
Charlie se détourna, collant son front contre la vitre passager, les yeux et le nez rouges d’avoir pleuré. Il crut un instant qu’elle allait s’en aller, claquer la porte de la voiture et mettre un terme définitif à leur relation. Mais les doigts maigrelets, suspendus à la poignée, ne l’actionnèrent pas. Elle se contenta de lâcher un brûlot crasse qui acheva une bonne fois pour toutes les résistances du chauve.
« Si au moins j’avais pu crever, t’aurais été plus tranquille. Je suis désolée Marion, tellement désolée… - Tu devrais apprendre à la fermer plutôt que de dire des conneries pareilles, vomit-il en même temps qu’une épaisse colonne de fumée. Putain t’es pire qu’une adolescente ingrate. Tu sais où tu peux te la carrer, la carte de l’abandon ? Estime-toi heureuse de m’avoir eu ; tu serais pas là pour chialer si j’avais pas été là pour m’occuper de toi et recadrer tes géniteurs de temps à autres. Tu crois qu’ils t’auraient torché le cul, eux ? Tu crois qu’ils se seraient fait chier à te faire manger ? Il fulminait, sa voix faisant presque vibrer les vitres. Elle a jamais pris soin de toi, ta mère, parce qu’elle en avait rien à foutre de ton existence. Le seul pour qui tu comptais, c’était moi. Je t’ai pas abandonnée, j’ai juste fait ce que j’ai pu pour t’assurer un semblant de vie alors que j’étais qu’un gamin moi-même et qu’on me foutait des putain de bâtons dans les roues. C’est pour ça que ça tourne pas rond chez moi, répéta-t-il avec dédain. Tu t’es déjà demandé comment ça m’avait crevé de devoir te laisser chez tes vieux toutes ces années ? Ou d’avoir à te flanquer dans les pattes d’un des gars de Van pour m’assurer que tu finirais par par claquer sous un pont ou d’une overdose comme ta salope de mère ? J’avais pas vraiment le choix, tu vois. J’étais en conditionnelle, j’avais interdiction de t’approcher. On te trouvait chez moi, je repartais en cabane direct. Et merde, autant dire que tu m’aurais certainement plus revu de ta vie. Mais t’as jamais pensé à ça, pas vrai ?! T’as jamais été foutue de réfléchir. T’es qu’une petite conne égoïste qui pense que le monde tourne autour d’elle. Réveille-toi, Puce, t’es pas la seule à morfler ici-bas. On est tous des sous-merdes qui prennent cher. La seule différence, c’est que je pensais pas qu’à ma gueule, quand je t’abandonnais. Toutes mes putain de décisions, je les ai prises dans ton intérêt. »
Il s’enfonça dans son dossier et tourna la clé dans le contact pour faire vrombir le moteur de la vieille voiture. Le grondement sourd des chevaux fut quelque peu étouffé par la pluie lorsqu’il pressa l’accélérateur pour s’éloigner au plus vite et lui retirer toute opportunité de quitter l’auto sans avoir à sauter en marche.
« Pas besoin de pointer à ton boulot demain. Si t’es capable d’astiquer le sol d’une école primaire, t’arriveras probablement aussi à le faire au Naughty. Je te veux dans les parages pour pouvoir te garder à l’œil et m’assurer que la thune que tu me dois arrive rapidement dans mes poches. Tu recevras pas plus que la greluche qu’il va falloir que je vire pour te filer sa place, c'est-à-dire une misère. Je ponctionnerai directement un tiers, tu te démerderas avec le reste. »